Et si les cliniciens et les développeurs de technologies se parlaient un peu plus? Les solutions technologiques correspondraient davantage aux besoins des aînés et ces technologies pourraient plus facilement être introduites et couramment utilisées dans les milieux d’hébergement afin d’augmenter le bien-être, mais également la qualité de vie des personnes hébergées, tout comme celles des aînés vivant à domicile.
Karine Limoges
Journaliste

Philippe Voyer, professeur et expert en soins infirmiers gériatriques, est l’un des grands défenseurs de l’adoption des technologies dans les milieux de soins de longue durée. Il s’intéresse au continuum de soins à domicile, en résidences privées pour aînés (RPA), en ressources intermédiaires (RI) et en Centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD).

Pour celui qui a voyagé en Norvège et aux Pays-Bas pour s’inspirer des meilleures pratiques auprès des aînés, l’adoption des technologies par les milieux d’hébergement au Québec est « assez rudimentaire ». « Il y a un grand écart entre les technologies disponibles et implantées, souligne-t-il, et ce n’est pas une question d’argent, car le gouvernement investit. »

Le constat est simple : les solutions technologiques offertes ne correspondent tout simplement pas aux besoins pratico-pratiques du terrain. « Comme clinicien, il faut dire : voici nos besoins. Les programmeurs, eux, ne sont pas des professionnels de la santé. Actuellement, nous sommes pris avec des solutions technologiques qui ne marchent pas, qui ne sont pas adaptées à nos milieux, parce que les cliniciens et les programmeurs ne se parlent pas », expose-t-il.

Lorsque les deux collaborent toutefois, cela permet de créer des objets et des produits comme de la « vaisselle Alzheimer », pour ces personnes qui ont de la difficulté à discerner la nourriture dans leur assiette et à distinguer la fin du bol, des détecteurs de chaleur dans la cuisine, des GPS intégrés dans les souliers pour détecter les chutes, des outils permettant le rappel de la distribution de médicaments et plus encore.

« Il n’y a pas de culture de collaboration entre le public et le privé. Le plus grand frein philosophique à l’utilisation des technologies est la croyance que les entreprises ne sont là que pour faire de l’argent », dénonce le professeur Voyer. Et pourtant, il cite à titre d’exemple des entreprises québécoises, comme Bravad et DOmedic, avec qui il collabore, qui sont là pour les bonnes raisons.

Ces entreprises se branchent sur les besoins exprimés sur le terrain, estime-t-il, et développent des technologies ou les adaptent au milieu de soin, elles sont ainsi en meilleure position pour ensuite vendre ces technologies ailleurs.

« Maisons Alzheimer » et technologies

L’expert en soins infirmiers gériatriques, Philippe Voyer, a collaboré à deux « projets-vitrines » du ministère de la Santé et des Services sociaux soit la transformation des CHSLD Faubourg et Sainte-Monique en CHSLD Alzheimer afin d’y étudier l’impact de l’environnement sur la qualité de vie des aînés.

  1. Voyer a également prêté son expertise et son œil avisé de clinicien à deux projets privés, la Maison L’Étincelle et Humanitae, deux « Maisons Alzheimer », qui étaient prêts à répliquer le modèle norvégien des « Almas House », projets mettant de l’avant, tant par leur architecture que par leur philosophie, le concept de maisonnées pour aînés atteints de troubles cognitifs.

« Ils voulaient tous deux créer un milieu, où les professionnels de la santé du public travaillent main dans la main avec les technologies », dit-il.

Les promoteurs de ces deux projets souhaitaient justement intégrer à part entière les technologies dans le fonctionnement de leur établissement. Philippe Voyer, qui s’est longuement documenté à travers la littérature scientifique, les a guidés vers l’adoption de caméras avec détecteurs acoustiques dans les chambres des résidents.

(Légende : Photo tirée du rapport Recourir aux caméras et aux détecteurs acoustiques pour accroître la sécurité et améliorer le bien-être psychologique des résidents atteints de problèmes cognitifs.)

Ces caméras, il fallait qu’elles soient discrètes, sans l’habituelle lumière rouge, qu’elles soient munies d’un détecteur acoustique pour capter le son et d’un détecteur de mouvements pour savoir quand intervenir. En sachant ce qui se passe dans la chambre, le préposé peut choisir soit de remettre la visite à cette personne dans 10-15 minutes, soit d’intervenir immédiatement, en cas d’urgence.

Cette technologie, conçue par l’entreprise Bravad, permet de répondre aux besoins de base des résidents. Elle a été testée tant à Humanitae qu’à la ressource intermédiaire de Lanaudière[1].

« Ces caméras haute définition avec une haute qualité de vision de nuit sont connectées à un serveur interne, le surveillant de nuit peut les consulter sur quatre écrans, et chaque préposé, qui se voit attribuer un étage, reçoit une alerte sur son téléphone lorsqu’il est temps d’intervenir », explique M. Voyer.

(Légende : Photo tirée du rapport Recourir aux caméras et aux détecteurs acoustiques pour accroître la sécurité et améliorer le bien-être psychologique des résidents atteints de problèmes cognitifs.)

Les possibilités sont nombreuses, ces caméras peuvent être munies de détecteur de chaleur ou encore d’infrarouge, avec ou sans une qualité d’image haute définition.

Bénéfices : confiance et entraide

Les technologies telles les caméras et détecteurs acoustiques sont des outils qui permettent autant de bâtir que de perpétuer le lien de confiance avec les familles des résidents, d’ajuster la dotation et de favoriser l’entraide entre le personnel. Au départ, il s’agissait d’une demande de la part du regroupement des comités d’usagers et, en 2018, le gouvernement a adopté le décret 92-2018 visant à réglementer l’utilisation des mécanismes de surveillance en CHSLD.

La technologie de surveillance par caméra est utile puisqu’elle évite de réveiller un résident sans raison valable – les personnes souffrant d’Alzheimer ayant déjà un sommeil fragile – en faisant une tournée des chambres, la nuit. La caméra offre la possibilité d’effectuer une tournée visuelle et auditive d’un grand nombre de résidents, des aires communes, de la cour extérieure ainsi que du stationnement souterrain en très peu de temps.

Les caméras aident également à prévenir les chutes ou à analyser les facteurs déclencheurs à la chute pour faire de la prévention, par exemple ajuster la luminosité ou l’environnement physique du résident.

Enfin, elles permettent de déterminer si le résident s’est cogné la tête et risque un traumatisme crânien, à la suite d’une chute. Si ce n’est pas le cas, on évite ainsi de lui imposer une surveillance clinique – évaluation souvent peu appréciée des personnes atteintes d’un trouble cognitif – et de le transporter à l’urgence.

En complément, le détecteur acoustique vise à entendre si un résident appelle à l’aide ou exprime un autre besoin méritant l’attention du personnel, la faim ou la soif, par exemple.

Parmi les bénéfices indéniables des technologiques qui se sont imposés durant la pandémie, citons le fait que les caméras dans les chambres placées en zone tiède ont permis d’avoir à l’œil le résident, sans nécessairement risquer de s’introduire dans sa chambre le temps qu’il était en attente de résultat. Les tournées des chambres se faisaient uniquement à la caméra.

De plus, les aspects de design architecturaux (couloirs à sens unique, zone vestiaire, zone d’arrière-scène pour la livraison des repas en cuisine, escalier indépendant par maisonnée, ascenseurs uniques pour les résidents et pour le personnel, débarcadère) implantés dans les « maisonnées » québécoises ont permis de limiter la propagation de la COVID-19.

« Le design de ces constructions prévues pour avoir le moins de croisements possible a été conçu et pensé pour la qualité de vie des résidents, pas pour prévenir une pandémie, mais il s’est avéré super aidant dans la dernière année », insiste Philippe Voyer, qui ajoute que les éclosions étaient documentées en temps réel dans le logiciel informatique de chacune des maisonnées.

La dotation équilibrée : voie de l’avenir

Philippe Voyer, qui agit comme consultant auprès du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) entre autres dans le développement des Maisons des aînés, encourage sans équivoque l’utilisation des caméras avec détecteur acoustiques. Autre pratique pour laquelle il milite : l’introduction de la dotation équilibrée dans les milieux d’hébergement[2].

Au printemps, il a d’ailleurs fait une présentation aux directions du programme de soutien à l’autonomie des personnes âgées (SAPA) intitulée « Un milieu de vie innovant » afin de présenter un logiciel qui permet de passer des principes de dotation statique à une dotation équilibrée, en fonction de la charge de travail réelle et des indicateurs cliniques. Une autre façon de faire qui correspondrait aux orientations technologiques souhaitées par le concept des Maisons des aînés.

Le logiciel auquel il a contribué sert à optimiser la gestion et peut aider les gestionnaires de proximité à prendre des décisions cliniques.

Contrairement à la dotation statique, qui fonctionne selon un ratio prédéterminé, la dotation équilibrée vise à s’assurer d’avoir le personnel nécessaire pour répondre aux besoins des résidents, qui peuvent avoir un niveau d’autonomie très variable. Cette dotation, qui fluctue en fonction de l’indice ISO-SMAF des résidents, l’indice de lourdeur par unité, les admissions, les décès et de la charge de travail subjective, est ajustée chaque mois à l’aide d’un logiciel conçu par DOmedic.

Philippe Voyer a travaillé de pair avec l’entreprise pour optimiser leur logiciel xPill PRO, qui facilite la gestion et la distribution des médicaments, en ajoutant ces variables pour traiter automatiquement les données recueillies, générer des rapports et analyser les courbes de statistiques afin d’améliorer la gestion des ressources en résidence.

« Au lieu que ce soit les résidents vulnérables ayant un problème cognitif qui déménagent d’un milieu à l’autre, c’est plutôt les soignants, les intervenants et les professionnels qui augmentent en nombre », explique Philippe Voyer dans sa capsule web dédiée à la dotation équilibrée.

« Ce n’est pas vrai que chaque département est équivalent au niveau de la charge de travail. Cet outil, pragmatique et facile d’utilisation, vient documenter et mettre en évidence ces enjeux. C’est un intermédiaire qui fait toute la différence. Il est tout à fait adapté aux Maisons des aînés et peut être appliqué en CHSLD », indique le professeur Voyer.

Agent de changement

Enthousiaste face aux technologies de la santé, Philippe Voyer se voit comme un intermédiaire capable de propager la bonne parole, un agent du changement. Au tournant des années 2000, il a pris son bâton de pèlerin pour faire reconnaître l’expertise dans les soins aux aînés, qui n’était pas reconnue comme aujourd’hui.

« Je prêchais dans le désert en 2000, car pour passer l’examen de l’Ordre [des infirmiers et infirmières du Québec], il n’y avait pas de question sur les soins aux aînés. Il a fallu attendre à 2016 pour que ce volet soit pleinement intégré à la formation. Ces temps-ci, ce sont les aspects architecturaux, le design des milieux de soins, qui m’intéressent, et leur impact sur la clientèle en perte d’autonomie. Je vois dans les Maisons des aînés une grande opportunité. »

Les perspectives d’avenir sont florissantes dans les milieux d’hébergement, mais également dans le secteur des soins à domicile. « Je suis en train de me créer tout un écosystème pour la gestion des maladies chroniques en soutien à domicile », évoque M. Voyer, qui voit un énorme potentiel à l’égard des objets connectés.

(Légende : Philippe Voyer a présenté lors de la Conférence Des solutions technologiques au service de la santé la montre connectée sur laquelle il travaille en étroite collaboration avec plusieurs entreprises technologiques.)

En collaboration avec les entreprises Manyeta, Hopem et DOmedic, il travaille notamment à un projet de montre médicale, capable de communiquer avec Alexa ou l’Assistant Google, afin d’intégrer des paramètres de surveillance cliniques pertinents dans le dossier de patients vivant avec une maladie chronique. Cette automatisation de la surveillance clinique permet de colliger de l’information sur le patient entre les visites à domicile d’une infirmière.

Les questions types posées lors des suivis cardiaques seront intégrées au formulaire SyMO des infirmières à domicile, qui font des bilans de santé. « Au lieu d’écrire des notes, ces paramètres alimentent le formulaire sans qu’on ait à se déplacer à domicile, explique M. Voyer. On évite ainsi de se déplacer pour un patient qui va bien, pour lequel on peut être trois ou quatre mois sans y aller. »

Actuellement, en contexte de pénurie d’infirmières à domicile, celles-ci visitent leurs patients une fois mois, ce qui n’est parfois pas requis. Si le patient va bien, mais reçoit tout de même la visite d’une infirmière, il y a un manque de productivité.

Les objets connectés, dont la balance qui permet de détecter la prise de poids lorsqu’un œdème est en train de se former, les assistants vocaux qui peuvent détecter si le client semble essoufflé, le logiciel Proximité qui permet d’alerter les proches si le client n’a pas pris son poids depuis quelques jours se mettent ainsi au service de la personne à domicile afin de lui éviter une hospitalisation en détectant les signaux d’alerte avant que ne survienne une crise cardiaque.

Selon les paramètres enregistrés, l’infirmière sera donc en mesure de prendre une décision, à savoir si elle doit devancer ou si elle peut repousser sa visite au patient. Il y aurait alors un gain de productivité.

Un projet-pilote avec cette montre connectée prévoit voir le jour en septembre, un CISSS et un CIUSSS ont déjà manifesté leur intérêt à tester cette technologie. Présentée lors de la Conférence virtuelle Des solutions technologiques au service de la santé et de la sécurité des aînés, des personnes vulnérables et des proches aidants, le 27 mai, ce projet-pilote a attiré l’attention d’autres CIUSSS intéressés à faire partie de l’avancement de cette technologie.

-30-

[1] Voyer, P., Savoie, C. (2021). Recourir aux caméras et aux détecteurs acoustiques pour accroître la sécurité et améliorer le bien-être psychologique des résidents atteints de problèmes cognitifs. Faculté des sciences infirmières, Université Laval, Québec.
[2] Voyer, P., Savoie, C., & Rey, S. (2021). Passer d’une dotation statique à une dotation équilibrée pour offrir une réponse adaptée aux aînés en perte d’autonomie en milieu d’hébergement. Faculté des sciences infirmières, Université Laval, Québec.